Evergreen et les infrastructures du désastre

Parfois une image vaut mille mots. 

 

Le blocage du canal de suez par l’EverGiven, de la « bien nommée » compagnie EverGreen (« Toujours Vert », en français…), est venu démontrer il y a quelques semaines la saisissante vulnérabilité d’un système basé sur la démesure. Cet énorme bateau de 400 mètres de long, capable de porter 24 000 conteneurs est resté coincé plusieurs jours, bloquant tout trafic. L’assureur Allianz estime que chaque jour de blocage a couté entre 6 et 10 milliards de dollars au commerce mondial. À chaque heure, c’est 400 millions de dollars qui se seraient envolés. Parmi d’autres sujets, l’immobilisation forcée de centaines de navires, a mis en lumière la question du transport des animaux vivants, puisque 130.000 moutons se sont retrouvés coincés. Je ne parle pas ici des composants électroniques ou médicaux et des conteneurs eux-mêmes… 

 

Si je reviens sur cet incident c’est qu’il en dit long sur les enjeux politiques auxquels nous devons faire face. L’EverGiven était parti le 4 mars du port de Ningbo, dans l’est de la Chine, et devait arriver à Rotterdam, aux Pays-Bas. L’an passé, 75 % des conteneurs transportés provenaient de Chine. Comment mieux dire la dépendance européenne ?  Comment mieux illustrer l’impasse et la fragilité de notre modèle de développement ?

 

Pourtant, l’humanité semble incapable de prendre un autre chemin que celui qui nous mène dans le mur.

 

Comme si la mécanique du système dominant était indépassable. 

 

Nous habitons une seule et même planète. La conscience de notre interdépendance et de notre appartenance à la communauté du vivant, devrait habiter l’esprit de celles et ceux qui prétendent régir les destinées du monde et les enjoindre à réorienter le cours de nos sociétés.

 

L’industrie publicitaire, dument stipendiée pour produire des fantasmes de masse pourtant inaccessibles au plus grand nombre, persiste à nous présenter la société de consommation comme une fête, mais omet de nous dire que les agapes d’une poignée sont non seulement nourries par le malheur de tous les autres, mais nous assurent de surcroit des lendemains sans danses et sans rires.

 

Le désastre climatique en cours, comme l’effondrement de la biodiversité viennent nous signifier que la bacchanale productiviste touche à sa fin :  nous allons devoir ralentir.   

 

De ce point de vue, l’écologie politique constitue davantage qu’un catalogue de mesures d’urgence à prendre pour éviter la catastrophe. Notre message ne peut se limiter à un guide de survie. Il est aussi porteur d’une transcendance séculière, fondée sur un appel à une autre manière de vivre, une autre manière d’interagir sur et avec la terre.

 

Nos détracteurs y voient une forme de mysticisme. Mais toute politique n’est-elle pas une mystique, habitée par sa cosmogonie fondatrice et porteuse d’un récit des temps futurs ? Ce n’est pas parce que les vieilles idéologies ont perdu de leur attrait, vidées de leur pouvoir d’attractivité par la réalité de leur échec que nous devons nous empêcher d’offrir une vision politique nimbée d’espoir. 

 

L’intuition sensible du monde, l’amour de nos prochains, le respect des équilibres naturels, le sens de la modération, la recherche d’une harmonie avec le vivant guident nos pas. 

 

Loin d’être un millénarisme annonçant la fin des temps, l’écologie politique est au contraire une espérance de sursaut. Pour nous, l’histoire n’est pas finie et nous croyons dans l’action résolue des femmes et des hommes, comme levier d’un avenir meilleur.

 

Mais à la différence d’autres traditions fondées d’abord sur une théorie, pour ne pas dire un dogme, tout procède d’une lucidité tirée de l’observation scientifique :  d’une certaine manière, l’écologie politique prend racine dans l’humus nourricier, puis bâtit des ponts entre la matérialité géologique de notre planète et le ciel des idées qui nous permettent de faire société. 

 

Ce n’est pas un hasard si le premier écologiste à avoir été présent à une élection présidentielle en France il y a près d’un demi-siècle, René Dumont, était un agronome. Qui était mieux placé pour être l’un des premiers lanceurs d’alerte observant que le modèle dominant était en train de porter atteinte à ce qui constitue notre plus fondamentale dépendance pour notre subsistance ? L’humanité est née du rapport que nous avons noué à la terre en tant que source de nourriture. De là découle notre capacité à fonder des imaginaires, des liens sociaux, des convivialités qui font que nous sommes une civilisation.

 

La vie n’est pas une course folle, et on ne peut impunément faire fi des réalités écosystémiques. Ce n’est pas le système qui est indépassable, mais la nature. Elle ne négocie pas : Elle vit ou bien elle meurt. Et de son destin dépend le nôtre. 

 

Le porte-containers de la compagnie EverGreen est plus qu’une parabole : il est l’un des dominos dont la chute en cascade produit des effets dévastateurs bien palpables. La mondialisation dérégulée conduit au désastre écologique mondialisé.  Le capitalisme sans limites débouche sur une catastrophe sans frontières. Et c’est ainsi qu’ayant commencé par le canal de suez, j’achève cette note par la France pour considérer au plus près de nous les ravages écologiques engendrés par ce système qui a perdu tout sens de la mesure et des réalités.

 

L’épisode de gel que nous venons de connaître a été dramatique pour les cultivateurs. A certains endroits, les températures ont décru sous 0 degré à une vitesse jamais observée pour un mois d’avril depuis le milieu des années 40. 

 

Normalement à cette période de l’année, les plantations auraient dû pouvoir résister à des températures de -6 ou -7 degrés. Mais à cause du dérèglement climatique, les bourgeons arrivent désormais plus tôt. Une fois qu'ils ont commencé à s'ouvrir, les plantes sont extrêmement sensibles au gel. Et voilà comment nos agriculteurs, déjà fragilisés, sont frappés par des maux qui les accablent et ajoutent à leurs difficultés. 

 

Le gouvernement a annoncé jeudi 8 avril l’activation du régime de calamité agricoles. Mais nous réclamons des mesures plus simples et plus rapides, car avec ce régime, il faut en moyenne neuf mois pour être indemnisé. C’est beaucoup trop long. il faut des mesures exceptionnelles. De plus, les critères d’éligibilité pour accéder à ces fonds sont drastiques, avec un seuil qui évince un grand nombre de petites exploitations. Sans compter les vignobles, qui en sont totalement exclus et qui doivent recourir aux assurances privées, qui sont certes plus réactives, mais rarement utilisées car elles sont trop chères.

 

La réalité c’est que beaucoup d’agriculteurs ont des trésoreries exsangues. S’il n’y a pas d’avance très rapidement, beaucoup d’exploitations risquent de disparaître. Il faut absolument réfléchir à la mise en place d’un fonds solidaire impliquant l’ensemble de la filière afin de faire face aux épisodes climatiques extrêmes qui ne manqueront pas de survenir.  « La situation est inédite, exceptionnelle, elle concerne à la fois la viticulture, à la fois l'arboriculture, à la fois les grandes cultures a déclaré le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie. Bien qu’ « inédite », cette situation risque fort de ne plus être « exceptionnelle ». Et le fait de traiter comme un accident conjoncturel ce qui va désormais être la norme est faire preuve d’un grave déni. D’abord vis à vis des menaces pesant sur les métiers agricoles, mais aussi par rapport aux enjeux de notre autonomie alimentaire. 

 

Ce déficit de lucidité se traduit dans les propos du ministre de l’agriculture, mais aussi concrètement dans les actes avec la loi climat indigente discutée en ce moment même à l’Assemblée Nationale. En persistant à ne pas prendre la juste mesure des conséquences environnementales, économiques et sociales du dérèglement climatique, le pouvoir actuel multiplie les fautes.   Il semble pris dans une forme de sidération, considérant le chapelet de symptômes de la crise globale qui s’annonce, comme des évènements ponctuels, dé-corrélés les uns des autres. Prisonnier de ses dogmes d’un côté, et discourant sur les calamités de l’autre, le pouvoir déplore les effets dont il chérit les causes. Comme si sa lucidité était restée bloquée dans un conteneur sur le canal de Suez, il ne tire aucune leçon sur les apories d’un modèle dérégulé débouchant sur un monde déréglé. 

 

Et c’est ainsi que continuent d’être défendues, les flux sans limites,  les infrastructures et les logiques d’une économie punitive qui nous mène au désastre.

 

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