Il y a quelque chose de pourri au royaume de la droite européenne

Qui me lit sait que je m'exprime souvent sur les impasses de "la gauche". Mais la décomposition en cours, historique, théorique et politique de la social-démocratie européenne - et française - à laquelle on avait pris l’habitude de réduire ce que l’on appelle « la gauche », ne doit pas nous faire oublier les mutations et la dégénérescence de la droite européenne. Le mouvement est double. D'une part les droites sont en train de régresser vers leurs affluents les plus nauséabonds : fascistes en Italie, maurassiens et pétainistes en France, franquistes en Espagne. D'autre part elles s'abiment dans des pratiques de corruption et de mélange des genres avec les milieux des affaires. Cette propension n’est certes pas nouvelle, mais elle s’hypertrophie. On l’a vu en France avec les affaires autour du « règne » de Sarkozy, on le voit en Autriche où le « brillant » chancelier ÖVP abandonne la politique après des révélations sordides.

La semaine qui s'achève a vu s'illustrer la même tendance, avec cette fois, les révélations du quotidien Libération sur le PPE (le parti européen qui rassemble les partis de droite européens et qui a le groupe politique le plus important au Parlement européen).

Je n’ai aucune raison de douter de la véracité de ces informations et toutes les raisons d’enrager à la lecture de ces pages. Si les faits sont avérés, ils sont d’une gravité de plomb. On ne rentrera pas ici dans les détails de ces affaires édifiantes, mais j’invite les citoyennes et les citoyens que préoccupent la question européenne et l’éthique en politique à lire cette enquête remarquable. Une fois de plus, c’est grâce au contre-pouvoir de la presse, à son indépendance et à sa persévérance que la vérité se fraye un chemin jusqu’à nos oreilles incrédules et nos yeux éberlués par tant d’indécence.  

 

Ainsi, le 26 novembre dernier, sous la plume de Jean Quatremer, Libération mettait à jour des fraudes au sein de la Cour des comptes européenne, la CCE. Pour planter le décor, il faut rappeler que la CCE a pour mission de veiller au bon usage des finances européennes, en garantissant la régularité de l’exécution du budget européen. Les fraudes révélées sont donc d’autant plus graves qu’elles portent atteinte à une institution censée être gardienne des règles. Selon Libération, un tiers de ses membres se domicilierait fictivement au Luxembourg afin de bénéficier indûment de primes de logement, de primes de représentation et autres avantages du même acabit. Le préjudice potentiel serait évalué à plusieurs millions d’euros. Les gendarmes seraient-ils devenus voleurs ? Le Président de la Cour des comptes lui-même, Klaus-Heiner Lehne userait de tels subterfuges. Par ailleurs, il serait resté un membre actif de la CDU, alors même que son poste demande d’avoir renoncé à toute activité politique. Une telle désinvolture, un tel irrespect des règles éthiques est la marque du sentiment d’impunité niché au cœur de nos institutions. En l’occurrence des ONG avaient déjà signalé la propension de Klaus-Heiner Lehne aux conflits d’intérêt. Quand il était député européen, il cumulait en effet cette activité avec celle d’avocat d’affaires si bien que la frontière entre ses deux activités était floue. Comment dans ces conditions a-t-il pu être nommé ? C'est simple : le Parlement n'avait pas les moyens de s'opposer à sa nomination. Quand des parlementaires alertent sur telle ou telle nomination, leur voix ne porte guère, parce que le Parlement n’a qu’un avis consultatif dont les États ne tiennent pas compte.

 

L’affaire révélée est une preuve supplémentaire d’un dysfonctionnement systémique. C’est à lui désormais qu’il faut s’attaquer. Je parle de respect du droit mais aussi de transformation de la coutume. Car ces pratiques sont aussi question de décorum et de « coutumes » et je dirais même d’une certaine idée de la « tradition ». En l’espèce, il est incroyablement révélateur que ces échanges de prébendes, d’informations et d’avantages se fassent notamment dans un cadre particulier : celui des chasses de Chambord. En psychanalyse, on parlerait de « retour du refoulé »… Un refoulé aristocratique de cette droite européenne qui n’a jamais vraiment consenti à la fin des privilèges. Ajoutons à cela que, bien entendu, il y a aussi dans ces pratiques un signifiant masculiniste où le pouvoir se partage entre hommes, autour d’agapes, après avoir passé la journée ensemble, un fusil à la main.

 

La persistance, et je dirais même le retour en force des vieilles pratiques et des vieilles idées de la droite ne sont pas un hasard conjoncturel. Je l’ai évoqué plus haut, cela correspond à une tendance généralisée dans ce camp politique. Celle-ci se traduit par une plus grande tolérance à la corruption, à une dérive idéologique vers les pulsions xénophobes et identitaristes, par une convergence entre une croyance de plus en plus aveugle dans le néolibéralisme économique et l’extrême droite - dans une synthèse illibérale, par l’abandon des capacités régaliennes de l’État en matière de justice sociale, économique et fiscale. Les débats et le résultat de la primaire de « la droite » LR en France, illustrent d’ailleurs hélas fort bien cette dérive.

 

 

J'en reviens à l'Europe et aux révélations de ces derniers jours sur les fraudes impliquant le PPE. Les choses ne peuvent pas repartir après un émoi de quelques jours à un « business as usual » auquel je refuse de consentir. La réponse des institutions européennes doit être implacable. Nous demandons donc une chose simple : la transparence. Concernant la CCE, nous avons le devoir de savoir. Il est temps de contrôler les contrôleurs. La marche à suivre est claire : investigations, sanctions, et poursuites judiciaires si nécessaires. Les nominations et leur processus doivent être remis à plat. On nous dira que nous rêvons ? Nous répondrons que nos demandes sont le minimum à mettre en œuvre.

 

Car que dit cette triste affaire de l’Europe ? Que les petits arrangements entre amis du cercle autoproclamé de la raison sont en train de la tuer. Ni plus ni moins. C’est le second volet des révélations de Libération. On découvre, je cite, « un vaste système de conflits d’intérêts et de trafic d’influence mêlant lobbyistes et membres de la Commission ou de la Cour de justice ». Des membres du PPE y jouent un rôle majeur. Disons les choses : fort de l’absence d’alternance et de la puissance conservatrice, le PPE est devenu un État dans l’État. En son sein, quelque chose est pourri. C’est désormais une force toxique dont la décomposition politique est dangereuse. A force de concessions, la pusillanimité des sociaux-démocrates, trop heureux d’arracher les miettes de la cogestion, a nourri l’impunité de la droite européenne. Qu’ils aient été idéologiquement et politiquement sous domination a des conséquences lourdes.

 

Le pire c’est que quand, nouvellement élu au parlement, vous proposez d’essayer de renverser cet ordre prétendument immuable, on vous tance pour votre naïveté. « Tu sais ici, les choses ne se passent pas comme ça »… C’est justement ici que réside le cœur du problème : dans le consentement à un ordre féodal ou le renvoi d’ascenseur permanent détermine tout. Il est temps, si l'on veut non seulement sauver l’Europe, mais surtout si l’on veut qu’elle soit un outil politique au service de la justice sociale, écologique et démocratique, de renverser la table des accommodements mortifères. Je rends hommage ici à mon collègue écologiste allemand Daniel Freund qui a été accusé de « répandre des rumeurs » parce qu’il reprenait des éléments de l’enquête de Libération. Nous allons tenir bon et ne lâcherons pas les basques de ceux qui mettent l’Europe en danger. 

 

Voilà pourquoi, selon moi, les Verts ne donneront pas quitus au PPE pour la Présidence à venir du Parlement. Nous entendons réaffirmer que nous n’avons rien à faire avec le système que nous devons renverser. Les naïfs ne sont pas ceux que l’on croit. Les amis d’Emmanuel Macron seraient bien inspirés de changer de stratégie. Si leur foi européenne est sincère, ils doivent prendre acte de la décomposition/recomposition des droites européennes, au lieu de s’obstiner dans leur lune de miel avec le PPE. Chacun sait que la tentative de fusion entre ID et ECR, les deux groupes parlementaires européens qui accueillent en leur sein les différentes nuances des extrêmes droites européennes, n’annonce rien de bon. Et les affaires en cours vont apporter de l’eau au moulin des adversaires de l’Europe. Pour retrouver le sens de la construction d’une démocratie européenne inachevée qui renoue avec ses valeurs originelles, il est temps de changer de ligne politique et de nettoyer les écuries d’Augias. Le point commun entre les deux missions ? Il s’agit, pour sauver l’intérêt général, au service de « la paix et la prospérité », de faire non seulement reculer les pulsions de haine qui préparent la guerre ; mais aussi le pouvoir de l’argent et des lobbies qui menacent la prospérité juste, c’est à dire partagée, du peuple européen.

David Cormand

 

 

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