Shein : symbole d’une Europe qui brade sa souveraineté pour des montagnes de déchets.
L’agression de la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine, la puissance exportatrice de la Chine et son accaparement des matières premières ou les oukases commerciaux de Donald Trump remettent sur le devant de la scène le concept de " souveraineté ".
Mais pour été honnête, ce terme est un peu utilisé à toutes les sauces. Et il conviendrait d’en préciser le sens dans un moment géopolitique où nous assistons au retour des empires combiné à un contexte d’interdépendances face auxquelles l’Union européenne est particulièrement vulnérable.
Pour les écologistes, la définition de la souveraineté pourrait se résumer en une phrase :
" Avoir le contrôle sur ce dont dépend notre subsistance "
Pour faire simple, cela consiste à maîtriser les conditions de notre " sécurité ", qu’elle soit individuelle ou collective, que ce soit du point de vue économique, matériel, alimentaire, démocratique, géopolitique ou écologique.
Par conséquences, cette approche de sécurité - ou de défense - que nous qualifions de " globale " intègre d’une part notre capacité à avoir la maîtrise de notre approvisionnement en ressources naturelles et en matériaux stratégiques; mais aussi de disposer des filières d’ingénieries, d’industries, de savoirs-faire; et enfin de disposer des infrastructures stratégiques qui permettent la production des biens et des services nécessaires à notre "souveraineté", telle que définie plus haut.
Tout cela implique de faire preuve de cohérence…
C’est à dire, par exemple, de remettre en question le dogme du " libre échange " et des traités commerciaux qu’il inspire et qui fragilisent dans leurs applications nos filières économiques et rendent vulnérable notre marché intérieur. Il en va de même sur la question de notre autonomie énergétique qui est largement menacée par notre dépendance aux fossiles, mais aussi au nucléaire pour lequel nous dépendons largement de la Russie et de ses satellites.
D’une certaine manière, le sujet central pour notre souveraineté concerne donc notre modèle de consommation.
Que désirons-nous?
Que considérons-nous comme utile?
Quelles infrastructures et filières favorisons-nous?
Quelles externalités cela entraîne-t-il?
Et de ce point de vue, SHEIN est un exemple particulièrement révélateur de nos contradictions car il illustre notre relation économiquement et socialement toxique et mortifère à la " consommation ".
A-t-on vraiment " besoin " de tous ces vêtements produits - à l’extérieur de l’Union européenne (UE) dans des conditions écologiques et sociales déplorables - dont 70% ne seront jamais portés et finiront en décharge ou incinérés comme nous le rappelle l'ONG Oxfam ?
Et au delà des vêtements, est-il normal que certains fabricants d'électroménagers - la encore, en quasi totalité à l’extérieur de l’UE - fabriquent leurs matériels pour qu'ils tombent en panne après la fin de l'extension de garantie sans prévoir les pièces détachées à prix abordables pour permettre leur réparation ?
Bien sur que non.
L’une des conditions de notre " souveraineté " est donc de reprendre le contrôle sur nos modes de production et de consommation en les faisant reposer sur des principes de sobriété, de durabilité (au sens littéral : faire durer l’usage des objets), de réparabilité, de réusages, de réemplois, et enfin de recyclage.
C’est la condition pour être moins dépendants de ressources en matières premières et en énergies.
C’est la condition - aussi - pour consolider ou reconstruire des filières économiques et industrielles qui relocalisent de l’activité et des emplois en Europe.
Et cela aura pour conséquence de cesser de nous retrouver sous des montagnes de déchets que nous sommes amenés à exporter comme l'illustre l'infographie suivante :
C'est pour moi l'occasion de rappeler le rôle de l'Europe qui comme souvent intervient à la fois pour produire des normes, qui seront ensuite retranscrites dans les droits nationaux, mais aussi pour impulser des dynamiques européennes.
Le texte de référence est la Directive 2008/98/CE qui confirme le principe du « pollueur- payeur », fixe des objectifs de recyclage et définit la nomenclature des déchets.
Il a été complété par la Directive modificative (UE) 2018/851 qui délimite un cadre pour un ensemble de mesures en faveur du développement d'une économie circulaire, fixe de nouveaux objectifs de recyclage et de nouvelles obligations de collecte séparée pour les textiles, les déchets dangereux et les biodéchets.
Ces deux directives ont été complétées par toute une série d'initiatives prises dans le cadre du "Pacte Vert" de la précédente mandature auxquelles j'ai contribué.
Notamment la directive sur le " Droit à la réparation " ou celle sur " l’Éco-conception " dont l'objectif est d'obliger les fabricants à " fournir des services de réparation rapides et rentables et informer les consommateurs de leurs droits en la matière ", y compris, après l'expiration de la garantie légale. Ou encore de mettre en œuvre des standards de durabilité et de réparabilité dans la conception et la fabrication même des objets mis sur le marché.
Ces textes sont les premières législations qui vont à l'encontre du dogme du marché intérieur qui consiste à vendre - quoi qu’il en coûte - toujours plus, en soulignant cependant qu'elles ne couvrent malheureusement pas les sites de vente en ligne.
La Directive sur le " Droit à la réparation " et le règlement sur “l’Éco-conception” permettent de sanctuariser le droit des consommateurs à se défendre contre les pratiques d'obsolescence prématurée.
Le règlement renverse la charge de la preuve en matière d'obsolescence programmée. Dorénavant c'est le producteur qui sera tenu de livrer un produit à la durée de vie attendue et de démontrer, en cas de problèmes, qu'il a agit en ce sens et non au consommateur de prouver le contraire.
Si à l'échelle européenne la France se situe en milieu de classement, il faut souligner que de nombreux pays européens (Italie, Espagne, etc.) diminuent leurs productions par habitant quand la France l’accroît.
En France, sur un plan historique, il faut souligner l'emballement de notre modèle de consommation avec pratiquement un doublement des déchets produits en l'espace de 50 ans.
L'infographie suivante réalisée par l'INSEE montre que la situation ne s'est pas améliorée, bien au contraire. Entre 2010 et 2021 la production de déchets s'est accrue de 20% alors que la " Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte " prévoyait une diminution de 10% sur la même période.
Et malheureusement la situation et encore moins favorable dans ma région, la Normandie, puisqu’avec 639 kg par an et par habitant, la Normandie dépasse de 17 % la moyenne métropolitaine, la plaçant à la deuxième place des régions qui produisent le plus de déchets par habitant comme l'illustre ce schéma de l'INSEE :
Sur la Métropole de Rouen, la situation est un peu meilleure sans être satisfaisante puisque, comme ce schéma le souligne, elle ne parvient pas à respecter ses propres objectifs de réduction qui avaient été jugés à juste titre par les élu•es écologistes à l’époque comme trop modestes :
Pourtant le coût pour le contribuable, lui, est loin d'être modeste. En 2024 il s'est élevé à un peu plus de 71 millions d'euros à l'échelle de la Métropole. Si le chiffre ne vous parle pas, sachez que la gratuité des transports en commun pour les moins de 18 ans, décidée par la Métropole cette année, devrait coûter un peu plus de 4 millions d'euros par an.
C'est donc une somme considérable que nous consacrons chaque année à collecter, " valoriser " et enfouir nos déchets. A l'échelle de la France se sont plus de 20 milliards d'euros qui y sont consacrés, plus de six fois le déficit cumulé des hôpitaux publics.
Au moment où on nous explique que notre modèle social n'est plus finançable, la mise en miroir de ces deux sommes illustre bien la croisée des chemins à laquelle nous trouvons.
La réalité est que notre modèle économique qui repose sur la sur-consommation, le gaspillage et la sur-exploitation des ressources, de l’environnement et des humains ne produit pas seulement des destructions environnementales, une crise climatique et des injustices sociales croissantes.
Il induit aussi une dépendance vis à vis de puissances étrangères hostiles à notre modèle démocratique et social européen, et qui utilisent ce modèle de production et de consommation toxique comme une arme impérialiste contre nos intérêts et nos principes.
Le sujet ici n’est pas de culpabiliser ou de juger les comportements individuels qui recourent à ces modes de consommations. Cela serait à la fois vain mais surtout injuste.
Car où sont le libre arbitre et le choix individuel lorsque absolument tout est mis en œuvre pour servir cette société de " consumation " extrême ?
La radicalisation de l’économie du gaspillage et du déchet est un des visages de la guerre économique aujourd’hui à l’œuvre.
Elle est à combattre de manière globale et collective par des régulations qui favorise un autre modèle plus sobre, plus juste, plus éthique, bref : plus souverain.
Car oui, entre notre souveraineté et les montagnes de déchets issus d’une mondialisation au service d’un ultra-capitalisme devenu hors de contrôle, il faut choisir.
Nous pouvons continuer comme avant, à la recherche de la croissance infinie perdue et céder en héritage aux populations futures une planète invivable.
Ou nous pouvons devenir des consom'acteurs, reprendre le pouvoir sur les industriels qui prétendent décider à notre place de ce qui est bien pour nous.
Ce n'est qu'à cette condition que nous parviendrons à préserver notre planète et notre santé tout en libérant les ressources financières nécessaires à la préservation de notre modèle social.