Les multinationales, fossoyeuses de nos terroirs
Depuis quelque semaines, 104 salarié·es de l'usine Cibem de Saint-Pierre-en-Auge, spécialisée dans la fabrication de boites à fromage en bois, et notamment celle du camembert, sont mobilisé·es contre l'annonce par le groupe Lactalis de sa fermeture à la fin du premier semestre 2026 " faute de rentabilité ".
Je veux d'abord manifester mon total soutien aux salarié·es de l'usine qui subissent cette décision brutale de la part de la multinationale.
En plus d'être injuste, cette décision est révoltante car elle fragilise l’une des références gastronomiques et gustatives de notre pays : le camembert de Normandie AOP.
Car l’usine que la multinationale tentaculaire, géante de l’agro-alimentaire industrielle, s’apprête à fermer n’est pas n’importe quelle usine.
La "Cibem" a été fondée en 1885, elle a compté jusqu'à 1.000 salariés et fabriquait encore récemment 1 million de boites de camembert en bois par jour.
C'est la dernière usine de fabrication de boites à camembert du groupe en Normandie, il n'y aura donc plus de camembert 100% normand commercialisé par Lactalis.
La décision est d'autant plus scandaleuse qu'il y a peu encore, la multinationale affirmait défendre notre patrimoine culinaire en prétendant que l’Union européenne allait interdire les emballages en bois et en cire pour les fromages.
Rien que ça ?
De quoi s'agissait-il réellement ?
En 2023 le Parlement européen travaillait sur un règlement visant à interdire à horizon 2030 toute une série de suremballage pour réduire l'impact désastreux de la surproduction de déchets dont je me faisais l’écho dans mon précédent billet.
Bien évidemment, très rapidement, les député·es européen·nes ont pris en compte les particularités des filières AOP dont les emballages spécifiques et typiques représentent une part insignifiante du volume de déchets produits à l'échelle européenne. Les AOP ne sont donc pas concernées par cette interdiction grâce à une dérogation approuvée en 2025.
Les AOP conservent donc la possibilité de proposer leurs fromages avec leurs conditionnements traditionnels et donc de perpétuer une tradition.
Pour en revenir à l'annonce malheureuse de la fermeture de l'usine Cibem, cela ne signifie pas pour autant la fin du camembert normand AOP dont la boite en bois est un élément intrinsèque du label.
Il existe encore une usine de production de boites de camembert en Normandie d'un groupe concurrent qui n'a cessé d'être modernisée pour répondre à la demande des producteurs de camemberts.
Nous pourrons donc toujours consommer les bons produits de notre terroir fabriqués à 100% en Normandie en dépit des "logiques" de rentabilité de la multinationale Lactalis.
Néanmoins, cette décision n'est pas seulement dramatique en terme d'impact social pour les 104 salarié·es de l'usine, elle est également révélatrice du rôle plus que malsain joué par les multinationales dans le secteur agricole.
Loin d'être une chance, les multinationales constituent à mon sens une véritable plaie, non seulement contre les agriculteurs et agricultrices dont elles exploitent le travail en leur imposant des prix d’achat de leurs productions qui sont indignes; mais aussi en affaiblissant les AOP de nos terroirs en leur appliquant des logiques mercantiles qui uniformisent ce qui, par définition, est typique.
Dans la crise agricole que traverse notre pays et l’Europe, ces multinationales font partie du triumvirat qui captent la valeur ajoutée de la chaîne de valeur de l’alimentation au détriment des agriculteurs et agricultrices. Les deux autres membres du trio infernal étant la grande distribution et les fabricants d'intrants (engrais et pesticides).
Lactalis n'a pas hésité à rompre des contrats qu’elle avait avec des éleveurs, souvent lourdement endettés pour répondre à ses exigences de productivité, et dont elle est le seul client, mettant en péril les exploitations.
Ce faisant, elle a aussi fragilisé la granularité des réseaux de collecte de lait, rendant encore plus vulnérables les territoires dans lesquels elle a décidé d’abandonner ses fournisseurs.
Heureusement le monde agricole sait se montrer solidaire et les centaines d'exploitations abandonnées parviennent souvent à se tourner vers des coopératives locales. Néanmoins l'impact est significatif pour la filière car Lactalis a réduit, en une seule décision, 9% de sa collecte annuelle, soit 450 millions de litres.
Pour compenser cette baisse d'approvisionnement, Lactalis se tourne vers les importations, en rachetant pour 1,93 milliard d'euros des participations du néo-zélandais Fonterra lui permettant d'importer à moindre prix sa matière grasse…
Encore un exemple de l'impact mortifère des traités de libre échange où on importe de l'autre bout du monde ce qu'on sait pourtant produire en France en abondance et de qualité.
Loin de contribuer à un développement vertueux d'un modèle agricole français tant vanté, les multinationales telles que Lactalis endossent le rôle de prédateurs prêt à condamner des filières entières au déclin avec pour seul justificatif l'optimisation de leurs actifs financiers.
Pour ces multinationales, les produits AOP sont les faire-valoir de leurs activités industrielles. Pire, en prenant le contrôle sur de plus en plus d’AOP, elles pèsent pour en fragiliser les cahiers des charges tout en dépossédant les exploitations familiales qui veillent sur la transmission et la conservation de typicité de ce qu’elles produisent en cohérence avec leurs terroirs.
C’est pourquoi je propose au niveau européen d’interdire aux multinationales de pouvoir acheter des fermes qui produisent des AOP, et cela pour garantir la préservation de ce patrimoine tout en empêchant ces grands groupes d’accaparer un secteur agricole à forte valeur ajoutée au détriment des agricultrices et des agriculteurs.
Car, à la vérité, les activités de ces multinationales n'ont rien à voir avec le monde agricole ni avec l’intérêt des agriculteurs et agricultrices.
Si elles aiment à se présenter comme la solution des problèmes dans l’agriculture, ma conviction est qu'elles constituent en vérité une grande partie du problème.
Avec la grande distribution et les géants de l’agrochimie, elles sont les nouveaux seigneurs féodaux qui font du travail paysan une rente, leur rente.
Ces multinationales sont devenues les fossoyeuses de nos produits agricoles, de nos terroirs, d'une certaine vision de l’agriculture, constituée d'exploitations à tailles humaines, rémunératrices, cohérentes avec leurs terroirs et auxquelles nous sommes tant attachées.
Abattre leurs privilèges en les régulant et rendre le pouvoir - et leurs revenus - à celles et ceux qui travaillent la terre est la condition de l’avenir de notre agriculture.
Et compter sur moi pour continuer de le répéter sur tous les tons.
Personne ne me fera fermer… ma boîte à camembert.