Il suffit d’une fois.

13 heures en train. 2 heures et des poussières en avion. Voilà, à vue de nez, le temps qu'il faut pour parcourir la distance qui sépare Paris de Budapest. Comptez 80 heures à vélo si vous avez un bon coup de pédale et 290 heures à pied si l'idée vous en prenait. Bien évidemment ces durées sont approximatives. Mais surtout relatives. Car la distance qui sépare la France de la Hongrie pourrait singulièrement se raccourcir si Marine Le Pen emportait les élections de ce dimanche. Après avoir déploré la Lepénisation des esprits, nous devrions affronter l'Orbanisation de nos institutions. D'aucuns disent que le risque est faible: grand bien leur fasse. L'idée n'est pas de crier au loup, mais de mesurer la déréliction politique qui a vu le Rassemblement National s'installer comme une alternative susceptible d'exercer le pouvoir.

 

En 2002, nous regardions, médusé.e.s, Le Pen père se hisser au second tour et pensions assister à un accident démocratique. En 2022, nous sommes réduit.e.s à demander au cousin Gédéon s'il a bien fait une procuration pour dimanche, ou  obligé.e.s de promettre à la tante Daphné que oui on viendra voir en famille son gala de tango de fin d'année si elle renonce à s'abstenir pour éviter que Le Pen fille n'entre à l'Élysée. En 20 ans, nous avons descendu palier par palier le toboggan qui mène aux portes de l'enfer. L'idée de l'extrême droite au pouvoir n'est pas seulement un épouvantail agité cyniquement par Emmanuel Macron depuis des années pour mieux installer son duel avec Marine Le Pen. C'est malheureusement une possibilité structurante de la donne électorale, politique et sociale de notre pays.

 

La France pourrait devenir, à son tour, une démocratie illibérale. Je n'ignore pas les ressources démocratiques de notre pays: la vitalité civique de notre peuple, l'histoire longue et ancrée dans nos imaginaires d'une conception citoyenne et non ethnique de notre nation, la vigilance des organisations syndicales, la liberté de la presse et j'en passe. Seulement voilà, il serait fort imprudent de croire la France immunisée par nature.

 

Depuis longtemps déjà, des digues morales ont cédé. Le Rassemblement National a gagné la bataille de la normalisation, grandement aidé par la complaisance (ou l'aveuglement volontaire?) de celles et ceux qui ont fait de l'islam une obsession identitaire ou ont passé l’antisémitisme sous silence, participant de fait à la banalisation généralisée des discours de haine dans la société. Chaque renoncement a justifié le suivant. S'ajoute à ça que le quinquennat Macron, en mettant à mal les libertés publiques, a pavé la route que pourrait emprunter demain Marine Le Pen pour faire reculer la démocratie. La doctrine de maintien de l'ordre utilisée contre les manifestations des Gilets Jaunes sera d'autant plus facile à généraliser qu'elle a été présentée comme normale. L'exercice solitaire du pouvoir et le peu de cas fait du Parlement au nom des urgences, sécuritaires ou sanitaires, dédiabolisent par avance les atteintes que porterait l'extrême droite aux espaces de délibération collective. Pire, en se saisissant d'un RIC détourné de sa volonté première d'expression populaire pour en faire un moyen de contournement des corps constitués, Marine Le Pen pourrait jouer le peuple contre la démocratie représentative. Je continue en ajoutant à ce fort peu réjouissant tableau que la concentration des médias (en particulier entre les mains de Monsieur Bolloré) ferait l'affaire d'un gouvernement illibéral.

 

Quel que soit le résultat de dimanche, et vous aurez compris que je ne mets pas un signe égal entre le président illusionniste et la candidate fasciste, la question démocratique devra constituer un objet de mobilisation capital et permanent. Notre démocratie est plus fragile que nous ne voulons bien le croire. C'est donc une priorité politique de premier ordre que de la défendre. Cela passe, dès ce dimanche, par le fait de faire battre Marine Le Pen, qui sous le masque soi-disant avenant de la mère de la nation dissimule mal son vrai visage: celui d'une factieuse voulant réussir une sorte de « braquage légal ». Ce que les ligues n'ont pas réussi jadis à imposer dans la rue, elle entend simplement le réussir dans les urnes. Ce n'est pas parce que l'on est élu.e qu'on est forcément démocrate. Une fois au pouvoir, on peut changer les règles du jeu. Comme Victor Orban aime à le répéter aux disciples qui, en Europe, rêvent de marcher sur ses traces : « Il suffit de gagner une fois. » Les fascistes le savent.  Nous ne pouvons l'ignorer. C’est même un aspect fondamental que je souligne, pour emporter la conviction de celles et ceux qui doutent de la nécessité d’empêcher Marine Le Pen d'accéder au pouvoir.

 

Je ne crois pas un instant à la théorie de « la parenthèse qui permettrait le sursaut ». D'abord parce que le prix serait trop lourd à payer pour notre pays. Mais aussi parce que nul ne sait quelle serait la durée du cycle ainsi ouvert. En votant Macron, dans le contexte présent, vous ne votez pas pour lui mais bel et bien pour conserver le droit de pouvoir élire quelqu'un d'autre la prochaine fois. Au contraire, laisser l'extrême droite remporter ne serait-ce qu’une seule manche, c’est risquer un voyage sans retour. Car prendre le pouvoir permet d'utiliser tous les moyens pour s'y maintenir, en modifiant durablement les équilibres démocratiques. J'ajoute que même en cas de défaite, le non-consentement à restituer le pouvoir est une constante dans les pays où une majorité de citoyens se hasarde à leur accorder une victoire. Pour cette famille politique, le pouvoir est un dû et seule leur volonté de le conserver fait force de loi. Qu'on se souvienne des surréalistes dernières heures de Donald Trump à la Maison blanche. Plus près de nous, dimanche 3 avril, Victor Orban, largement réélu, déclarait « nous avons remporté une victoire si grande qu'on peut la voir depuis la lune, ou en tout cas certainement depuis Bruxelles. » Avec tristesse, il me faut reconnaître qu'il a raison. Toute l’Europe regardait vers la Hongrie avec inquiétude. 

 

C'est désormais vers nous que se portent les regards. Nous devons tenir bon, et empêcher notre pays de vaciller et de choir, comme une quille entraînant les autres, vers le chaos national populiste. Les enjeux sont limpides: il leur suffit de gagner une fois. Nous devons les battre à chaque fois.

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