Black Friday et société de consummation

Scandale et sidération ! Pour répondre à cette opération marketing et commerciale importée des Etats-Unis nommée le « Black Friday », le Ministère de la Transition écologique et l’ADEME ont réalisé un petit film qui invite à un « Green Friday ».

Mais en quoi consiste le Black Friday ? En une invitation à une orgie consumériste où sont proposés, prétendument à prix cassés, différents objets et articles qu’il ne nous serait vraisemblablement pas venu à l’idée d’acquérir spontanément. Sous couvert de promotions, le Black Friday est aussi un nid d’arnaques maquillées en « bonnes affaires ». L’ébriété productiviste sur lequel repose notre modèle dit « de développement » est insatiable. Aucun répit n’est accordé aux consommateurs et consommatrices. La cohorte de biens manufacturés doit toujours trouver preneurs. Des vêtements fabriqués par des quasi-esclaves et dans des conditions environnementales destructrices aux gadgets connectés irréparables et inutiles, les rayons toujours plus nombreux et les plateformes de ventes en lignes toujours plus envahissantes doivent être en permanence achalandées pour répondre à notre prétendue envie de consommer. Gaspillage de matières premières, gabegie énergétique, obsolescence prématurée, profusion de déchets et exploitation des humains pour produire à l’autre bout de la planète constituent les sacrifices modernes que notre civilisation est censée accorder aveuglement au Dieu Croissance.

Injonction contradictoire

Et c’est pourquoi ce film qui invite tout bêtement à renoncer à un achat inutile fait polémique. Car derrière le bon sens du message, le contenu est est en réalité subversif et iconoclaste — « maladroit », selon le mot du Ministre de l’économie — puisqu’il invite, ô malheur, à ne pas consommer ! Quoi de pire dans un monde où la perspective consumériste a été élevé au rang de progrès absolu ?

Le malaise est symptomatique de nos paradoxes. D’un côté, toutes les études scientifiques qui invitent à adopter un modèle plus sobre dans nos modes de consommation. Et de l’autre, la totalité du matraquage publicitaire et une grande partie des prescriptions politiques qui poussent à consommer d’avantage. Cette injonction contradictoire est révélatrice d’une société qui ne sait plus à quelle rationalité se vouer en imposant une conflictualité entre réalité écologique d’une part et « rationalité » économique d’autre part. Alors que tout l’enjeu des temps qui viennent est précisément de redonner un sens à l’économie en l’intégrant dans la réalité que constitue les limites planétaires.

Cette injonction contradictoire met par ailleurs en conflit le consommateur sans cesse sollicité pour consommer plus et le citoyen censé être attentif à son impact sur la planète. Des dizaines de milliards d’euros sont ainsi dépensés chaque année dans des opérations publicitaires qui portent un message en tout point contradictoire avec ce qu’il serait censément nécessaire de faire pour sauvegarder notre environnement.

La réalité est qu’on ne peut pas défendre un modèle de consommation effréné soutenu par des stratégies de communication commerciale toujours plus intrusives et en même temps prétendre avoir pris conscience de « la fin de l’abondance » et de la nécessaire sobriété dans nos modes de consommation qui devrait en découler. Car ce qui est consommé est forcément produit. Et aucune production de bien est sans conséquence sur l’habitabilité de la Terre. En un mot, il est vain de déplorer les effets dont on chérit les causes.

L’économie de l’attention qui consiste à développer des stratégies publicitaires de plus en plus agressives entre en conflit avec les devoirs et les droits du citoyen. Et c’est là une profonde injustice qui consiste à faire peser la responsabilité d’un modèle destructeur sur nos choix individuels alors même qu’absolument tout est fait pour que ces choix soient orientés vers la sur-consommation.

La perspective d’émancipation par la consommation tout comme celle de liberté garantie par l’abondance de biens disponibles et appropriables se révèlent être des promesses intenables. Mais elle sont aussi les stigmates d’un mépris de classe qui tendent à réduire les masses à des machines à consommer, y compris au moyen de l’accaparement de nos données personnelles pour améliorer encore les techniques visant à nous cibler dans des stratégies marketing toujours plus offensives.

Ce modèle de capitalisme de surveillance, selon le concept de l’universitaire Shoshana Zuboff, nous envahit dans des proportions et avec des moyens technologiques inédits.

Il nous prive de nos véritables moyens de contrôles sur ce dont dépend notre subsistance. Derrière l’illusion de l’accès à une multitudes d’objets se cache la réalité d’un monde de plus en plus pillés et dégradés.

La publicité et les opérations marketings de type Black Friday sont le visage présentable d’un modèle de société hyper marchand, productiviste et en réalité profondément inégalitaire. En un mot, elles nous induisent en erreur en nous donnant l’illusion que nous vivons dans un monde sans limites qui offrirait au plus grand nombre la possibilité de jouir de biens accessibles de plus en plus nombreux.

C’est d’ailleurs pourquoi j’ai publié en septembre un manifeste anti-pub Temps de cerveau libéré : En finir avec la publicité aux éditions Les Petits Matins…

Dans ce contexte, le petit film de l’ADEME qui proposait aux quelques personnes qui seraient tombées dessus de renoncer à choisir entre deux polos dont on n’a pas besoin suffit à générer une sorte de bug dans la matrice. Il révèle nos contradictions et surtout celles de nos dirigeants politiques actuels incapables de proposer un projet de société — et donc un modèle de production et de consommation — rationnel, c’est-à-dire compatible à la fois avec les limites planétaires et les besoins légitimes du plus grand nombre.

Bref, à sortir d’une société de consommation qui est devenue une société de consummation.

En révélant ce débat et nos contradictions, ce film aura fait œuvre utile.

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