Et si l’Europe devenait sobre?

On a beaucoup écrit, parlé, débattu à propos des conséquences de la guerre en Ukraine sur l'Union européenne. Retour du tragique dans l'histoire, nécessité d'une Europe puissance, dépendances et fragilités mises à nu : les poupées russes des causalités et des conséquences ne cessent de solliciter nos imaginations pour les contraindre d'imaginer un nouvel ordre politique. A la vérité nous sommes bien démunis face aux crises qu'il nous faut affronter. Un monde s'écroule sous nos yeux, sans que nous ne parvenions à impulser les transformations radicales qui découlent de la situation que nous traversons. Les idées mènent le monde. Non pas qu'elles soient supérieures à la matérialité, mais sans une vision du monde charpentée, rien ne fait sens et nous sommes condamnés à vivre sous le joug de l'absurde.

De là, je tiens que le combat des écologistes n'est pas d'abord d'offrir un panel de solutions techniques aux maux du monde (qui bien sûr doivent trouver leur réponse dans des politiques publiques adéquates) mais bel et bien de mener la bataille culturelle qui rendra majoritaire une nouvelle philosophie guidant l'action des gouvernantes et des gouvernants. Le paradoxe est que, alors même que la guerre sur notre continent a mis à jour notre dépendance énergétique à l'égard de la Russie, nous demeurons tétanisés face à la nécessité absolue d'imaginer une autre voie.

L'invasion de l'Ukraine par Poutine et l'engrenage des rétorsions et bras de fer engagés depuis sont venus rappeler la chaîne des interdépendances qui nous lie. Je ne reviendrai pas ici sur la question du blé et l'inflation des produits alimentaires. Je m'en tiens aux questions énergétiques en général et au gaz en particulier. Nous vivons quotidiennement sous une double contrainte : notre dépendance au gaz russe d'une part, et la nécessité de sortir des énergies fossiles pour décarboner l'économie et prendre ainsi en compte l'exigence climatique d'autre part.

Le seul moyen de faire face de manière structurelle et durable est de faire de ces contraintes une opportunité historique de basculer dans une autre logique : l'Europe doit devenir sobre. On peut prendre le problème par tous les bouts, la réalité est que nous devons réduire notre consommation d'énergie. Je ne dis pas que c'est chose facile : nous sommes dans la situation de toxicomanes devant accepter d'entamer une longue marche vers le sevrage. Sauf que l'urgence climatique nous mord la nuque. Alors que faire ?

A ce stade, les partisans du nucléaire se frottent les mains et brandissent la carte de l'indépendance énergétique et de l'énergie décarbonée. Ces gens-là ont de la chance car ils vivent en théorie, ce pays où tout se passe bien. Mais pour nous autres, qui habitons dans le monde réel, ce qu’ils laissent volontairement sur le bas-côté de leur argumentation s’impose bel et bien… A commencer par les déchets, qu'on peut cacher dans un placard rhétorique, mais dont on ne sait que faire dans le monde réel. Il ne doit pas nous échapper également le fait que l'uranium vient bien de quelque part… Jamais de la France ou de l’Union européenne, mais souvent de pays plus ou moins dépendants… de la Russie. Bonjour « l'indépendance ».

Pour le reste, le nucléaire nécessite un temps de mise en service incroyablement long alors que les réponses doivent être rapides. Et cela sans même parler des retards et des impasses technologiques majeures qu’il rencontre que ce soit sur les réacteurs EPR dont aucun n’a pu être mis en service dans des conditions satisfaisantes, ou sur le parc ancien à 50% à l’arrêt. Le dérèglement climatique ajoute encore aux incertitudes structurelles déjà lourdes : plus de chaleur, moins d’eau, voilà un cocktail que le nucléaire supporte bien mal. Pannes, risques croissants, coûts prohibitifs : difficile de passer sous silence la réalité de cette technologie obsolète et envahissante qui représente aujourd’hui un problème bien plus qu’une solution. Les nucléocrates nous disent cependant : « vous aurez besoin de nous quoi qu'il arrive ». Nous ne contestons d'ailleurs pas que la sortie du nucléaire ne se fera pas en un seul jour. Mais il faut l'engager.

Les zélateurs du nucléaire tentent de se faire passer pour les meilleurs amis du climat, comme si leur préoccupation était l'état de la planète. C'est le tour de passe-passe conceptuel sur lequel repose la taxonomie verte qu'on nous demande d'accepter au Parlement. On nous demande, pour aller vite, d'inclure le gaz et le nucléaire dans les énergies vertes. J'ai déjà expliqué ici (et ou ) de quel troc honteux entre les amis d'Emmanuel Macron et les démocraties illibérales la taxonomie proposée était le nom. Nous continuons à penser qu'il faut réorienter la politique énergétique de l'Union Européenne, et que l'engluer dans le nucléaire et le gaz serait une faute historique. Il faut sortir du capitalocène et sa surconsommation énergétique. Nous touchons les limites physiques de notre modèle de développement : le capital ne peut s'affranchir de cette réalité.

Je veux donc une fois encore plaider ici pour une bifurcation radicale de l'imaginaire politique européen. La promesse d'abondance basée sur l’illusion d'une croissance infinie dans un monde fini est intenable. Continuer à la propager est un mensonge qui nous coûtera chaque jour plus cher. Les conséquences sociales, politiques, économiques et environnementales du refus de se convertir à la sobriété sont déjà désastreuses. Mais si nous poursuivons dans cette voie, elles deviendront de pire en pire. A l'heure où les états européens amorcent un timide virage vers la transition écologique de l'Union européenne, les écologistes continuent à plaider pour que nous allions plus vite. Nos sociétés doivent d'urgence prendre le virage de la sobriété si nous voulons conserver notre cohésion. Sinon, les réalités mêlées de la géopolitique et de la crise environnementale produiront leur effet disloquant, en exacerbant les tensions entre nations, mais aussi au sein des peuples, en accentuant les inégalités sociales face à l'explosion des prix et aux injustices d'exposition au dérèglement climatique. Si nous ne choisissons pas la sobriété juste, il nous faudra vivre sous le régime de la crise perpétuelle.

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